C’est en 1979 qu’un mirage gravitationnel
a été observé sur un quasar, ainsi,
une image double a été découverte. Depuis
lors, des dizaines d'images multiples
de quasars ont été accumulées, et leur
étude théorique a permis d'obtenir de
précieux enseignements à la fois sur
les sources de rayonnement, à savoir
les quasars, ainsi que sur les déflecteurs
(galaxies ou amas de galaxies par exemple)
qui dévient la lumière de ces mêmes
quasars. Par ailleurs, de nombreuses
questions intéressant la cosmologie
ont pu être approchées d'une manière
entièrement nouvelle. Citons une détermination
indépendante de la constante de Hubble
et la distribution des masses visibles
ou cachées dans l'Univers.
Cette
moisson extraordinaire de résultats,
qui fait augurer d'autres découvertes
majeures, a été précédée
de spéculations théoriques
nombreuses et variées, bien avant
même l'avènement de la
théorie d'Einstein.
Ainsi, dès
le début du XVIIIe siècle
Newton s'interroge sur l'action possible
exercée par des corps massifs
sur la trajectoire de la lumière.
C'est que le savant anglais considérait
la lumière comme pouvant être
constituée de grains élémentaires,
que l'on appelle aujourd'hui «photons
» et qui, selon lui, devaient
être attirés par les corps
massifs, à l'instar des particules
de matière. Il questionne donc
avec prudence: «Pourquoi les corps
n'agiraient-ils pas à distance
sur la lumière, en sorte que
par leur action ils courberaient les
rayons; et cette action ne serait-elle
pas plus forte à courte distance?
» Au fond, en suivant ce raisonnement,
la seule différence entre d'une
part une comète qui est déviée
en passant près du Soleil, et
d'autre part un grain de lumière
rasant notre étoile, c'est que
ce grain de lumière est doté
d'une vitesse bien supérieure
(dans ce contexte, on ne se préoccupe
pas trop de savoir si le «photon
» a une masse ou pas ...).
Calcul
de cette déviation : |
Le
calcul de cette déviation, dans
le cadre de la mécanique newtonienne,
a été effectué
par l'astronome Soldner en 1804, à
l'observatoire de Munich. La déviation
trouvée, pour un rayon passant
au bord du Soleil, est de 0,875 seconde
d'arc. Cependant, durant les xviiie
et xixe siècles, ni la conjecture
de Newton ni le résultat de Soldner
ne furent pris au sérieux, car
c'est une description de la lumière
en termes d'ondes qui prévalait,
par opposition à une description
en termes de particules.
La question
va resurgir dans un tout autre contexte
au début du xxe siècle,
avec l'élaboration de la théorie
de la Relativité Générale.
Einstein postule qu'un objet massif
comme le Soleil doit courber l'espace-temps
dans son voisinage et que toute particule,
massive ou non (comme les photons lumineux)
doit alors se mouvoir le long d'une
«géodésique »
de cet espace-temps courbé. Il
prédit dès 1915 qu'un
rayon lumineux passant au ras du Soleil
doit être dévié
d'un angle égal à 1,75
secondes d'arc, soit exactement le double
de la valeur calculée par Soldner.
Rappelons la formule d'Einstein, que
l'on trouve dans les livres de Relativité
Générale. L'angle de déviation
est donné en fonction de la masse
MSol du Soleil et de son rayon RSol
par:
alpha=4GMSol/(c2RSol)=1,75
"Valeur
que l'on retrouve sans peine à
l'aide d'une calculatrice, en se rappelant
la valeur de la constante de Newton
G=6,67 x10-11
et celle de la vitesse de la lumière
c=3.108
m/s. (NB: le rapport est
un nombre sans dimension, dès lors l'angle
est obtenu en radians, et 1 radian=2.105).
Théories
de Newton et d'Einstein : |
Pour départager
les théories de Newton et d'Einstein,
il suffisait en principe de photographier
une portion du ciel entourant le Soleil
lors d'une éclipse totale, et
de comparer ce cliché à
celui obtenu en photographiant les mêmes
étoiles en l'absence du Soleil.
Ce fut fait pour la première
fois en mai 1919 et 6 mois plus tard,
par Eddington et ses collaborateurs.
L'angle de déviation prédit
par Einstein fut confirmé, bien
qu'avec une précision médiocre
puisque l'inexactitude était
de 20 à 30 %. Néanmoins,
ce résultat excluait le résultat
classique, confortait la nouvelle théorie
d'Einstein, et confirmait d'une manière
indiscutable le concept suivant lequel
la lumière subit une déviation
dans un champ gravitationnel.
On peut donc imaginer
la déviation en deux dimensions
à l'aide de ce schéma :

Concernant la
piètre précision de l'expérience
d'Eddington, on rappellera que les observations
ont été reproduites lors
d'éclipses ultérieures
du Soleil, et que les incertitudes ont
été réduites à
moins de 1 %, grâce aux méthodes
radio interférométriques
et à l'observation de sources
lointaines et ponctuelles (les quasars)
en lieu et place des étoiles.
Il semble qu'Eddington fut le premier,
en 1920, à proposer la formation
possible d'images multiples d'une étoile
lointaine, par suite de l'effet de lentille
gravitationnelle dû à une
autre étoile se trouvant à
l'avant-plan.
Mais on note que dès 1919, Lodge
avait comparé un objet massif
comme le Soleil à une lentille,
tout en remarquant que cette lentille
ne possédait pas de réelle
distance focale. En 1923, Frost, alors
directeur du Yerkès Observatory,
voulut lancer un programme de recherches
d'images multiples pour les étoiles
de notre galaxie, mais les observations
ne furent jamais effectuées.
En 1924, Chwolson suggéra l'idée
de la formation d'une image annulaire,
ceci dans le cas d'un alignement parfait
entre l'observateur et deux étoiles
situées à des distances
différentes. La notion d'amplification
de la quantité de lumière
reçue apparaît en 1933,
quand Etherington démontre que
le phénomène de lentille
gravitationnelle préserve l'intensité
spécifique (quantité de
lumière par unité de surface
et d'angle solide) des ondes électromagnétiques.
Il est dès lors facile d'établir
que l'amplification de la source est
tout juste égale au rapport entre
la surface de l'image observée,
et celle que l'on obtiendrait si le
phénomène de lentille
n'avait pas lieu, autrement dit la surface
du disque réel de l'étoile
source. On peut prendre comme exemple
la surface de l'« anneau de Chwolson
», laquelle peut être de
loin supérieure à celle
de l'étoile vue en ligne directe
Albert Einstein, en 1936, a redécouvert
indépendamment des autres chercheurs
les caractéristiques principales
des lentilles gravitationnelles, notamment
les doubles images que l'on pourrait
obtenir si la lumière d'une étoile
était déviée par
une autre étoile. Il décrivit
également le phénomène
de l'anneau, appelé depuis lors
« anneau d'Einstein » ...
Mais l'inventeur de la Relativité
Générale demeura fort
sceptique quant à la possibilité
d'observer le phénomène
de lentille à partir d'étoiles.
Sur base de notes manuscrites d'Einstein,
on a pu récemment, en 1997, constater
que durant le printemps de 1912, soit
trois ans avant d'achever sa théorie
de la gravitation, son auteur avait
établi la théorie complète
de la formation d'images multiples,
y compris le phénomène
d'amplification. Il semble donc qu'Einstein,
en 1936, avait complètement oublié
ses travaux de pionnier sur le sujet,
réalisés 23 ans auparavant
... C'est en 1937 que Franz Zwicky a
réalisé qu'il y avait
une très grande probabilité
d'identifier un « mirage »
grâce aux lentilles gravitationnelles,
c'est-à-dire d'observer plusieurs
images distinctes du même objet,
visibles depuis le sol. Il était
question cette fois d'objets extragalactiques
et non plus d'étoiles de notre
galaxie. Zwicky proposa même d'utiliser
les galaxies d'avant-plan comme des
télescopes cosmiques naturels
afin d'observer des objets du ciel profond,
qui autrement seraient trop faibles
pour être visibles. Il insista
également sur la possibilité
de « peser » les galaxies
distantes, grâce à une
simple application de la loi de déviation
de la lumière, tout en réalisant
un test de la Relativité Générale.
Zwicky écrivait en 1937: «
la probabilité que des nébuleuses
galactiques agissant comme des lentilles
gravitationnelles soient découvertes
devient pratiquement une certitude ».
Il était d'ailleurs très
surpris de noter 20 ans après,
en 1957, qu'aucun effet n'avait encore
été découvert grâce
au télescope de 200 pouces du
Mont Palomar.

Inflexion
des rayons lumineux par la gravitation.
Un observateur voit les différentes
images d'un quasar lointain, suivant
les directions des rayons lumineux qui
lui parviennent, et qui ont été
déviés par une galaxie
massive interposée. Le rayon
supérieur passe dans le vide
à l'extérieur de la galaxie;
il est donc attiré par toute
la masse de celle-ci. Par contre les
deux autres rayons traversent le disque
galactique et sont déviés
seulement par la masse centrale.
Près
d'un quart de siècle se passa
avant que l'intérêt pour
la théorie des lentilles gravitationnelles
ne soit ravivé, à propos
de d'effet lentille dû aux galaxies
ou aux étoiles, ou encore concernant
les applications cosmologiques. Certaines
des applications proposées étaient
particulièrement riches de promesses,
à cause de la découverte
des quasars par M. Schmidt en 1963.
Ces objets extrêmement distants,
très lumineux et d'aspect stellaire
baptisés aussi QSO (Quasi Stellar
Objects) allaient sans doute, mieux
que des images de galaxies étendues
et diffuses, permettre d'identifier
des images multiples d'un même
objet.
La recherche
théorique se poursuivit durant
les années 70, bien qu'à
un rythme plus lent, et les prévisions
toujours plus précises n'incitaient
pourtant pas les observateurs à
développer une recherche systématique
de lentilles gravitationnelles.C'est
finalement 42 ans après la prédiction
de Zwicky que le rêve de quelques
astronomes devint réalité.
C'est avec pas mal de chance que Walsh,
Carswell et Weymann découvrirent
en 1979 le premier exemple d'un quasar
dont l'image est dédoublée
par une galaxie du champ, jouant le
rôle de lentille gravitationnelle.
L'objet, appelé Q0957+561 A &
B (dont nous parlions dans lintroduction),
consiste en deux images séparées
sur le ciel de 6 secondes d'arc. Plusieurs
arguments plaident en faveur de la double
image d'un seul objet, à savoir:
- on note la similarité entre
les spectres (les « empreintes
digitales »)
- les légères différences
entre les images optique et radio s'expliquent
par un modèle simple
- on a pu observer la galaxie faisant
office de lentille
- un délai temporel a été
mesuré entre les arrivées
des deux rayons, en se basant sur les
variations de lumière de la source,
et en tenant compte des différents
chemins parcourus.
Voilà donc une photo prise de
ce premier quasar renvoyant plusieurs
images :

A
partir de cette découverte de
pionniers, tant les observations que
les travaux théoriques ont connu
une croissance remarquable. En 1983,
le Colloque international de Liège
fut la première conférence
dédiée officiellement
à la reconnaissance et à
l'étude des mirages gravitationnels.
A cette époque encore, une majorité
d'astrophysiciens ne reconnaissaient
pas la vraie nature de ces joyaux du
ciel. En 1993, lors d'un autre Colloque
international de Liège, consacré
également aux mirages cosmiques,
plus de 1000 articles étaient
parus sur le sujet. Le domaine des lentilles
gravitationnelles constitue aujourd'hui
une branche nouvelle et indépendante
de l'astronomie extragalactique. En
témoigne l'histogramme de la
figure C qui rend compte de l'accroissement
des publications scientifiques au cours
des 20 dernières années,
avec un total approchant les 3000 articles!
Plus de 50 images
multiples de quasars sont aujourd'hui
reconnues comme telles; elles concernent
une grande variété de
phénomènes allant des
images multiples légèrement
amplifiées à d'immenses
arcs lumineux, en passant par l'anneau
d'Einstein, et sans oublier le phénomène
de micro-lentille applicable aux étoiles...
Il ne fait aucun doute qu'un le lien
intime existe entre la courbure de l'espace-temps
et le phénomène de lentille
gravitationnelle, et que ce lien est
présent à toutes les échelles
et en tous les points de l'univers.
Grâce aux nouvelles technologies
et aux missions spatiales déjà
programmées pour le siècle
prochain, notre compréhension
physique du cosmos ne pourra que s'accroître
sans cesse.